En 1900, dans son précis de droit administratif, le doyen Maurice Hauriou présentait "les moyens de gestion" dont dispose l'administration pour assurer la bonne marche de ses services (M. Hauriou, Précis de droit public et de droit administratif général, éd. Sirey, 1900, 1er fasc. 4ème éd., p. 736).
Parmi ces moyens, nous dit Hauriou, figurent les "marchés de fournitures". Il n'évoque pas, pour ces marchés, la notion de "marchés publics". Comme on va le voir, cela n'est pas le fruit d'une erreur de plume.
Voici ce qu'écrit le grand professeur : "Les marchés de fournitures sont les opérations par lesquelles en temps normal les administrations, même celle de la guerre, se procurent les denrées et les matières nécessaires au fonctionnement des services.Les marchés de l'Etat et des colonies sont seuls des opérations de gestion et par conséquent des contrats administratifs; ceux des départements, des communes, des établissements publics sont des opérations de personne privée. Ils se passent, il est vrai, avec adjudication et cahier des charges, mais dans ces cahiers aucun droit exorbitant n'est stipulé et la compétence est judiciaire."
Il précise en outre que, pour qu'il y ait marché, il "faut qu'il y ait contrat spécial avec cahier des charges. Un achat au comptant n'est pas un marché de fournitures. Un transport exécuté par une compagnie de chemins de fer ou de paquebot, lorsque l'administration a usé du moyen de transport dans les mêmes conditions que le public, n'est pas un marché de fournitures (CE, 6 juillet 1883, "Ministre du Commerce")."
Dans sa décision "Société des granits porphyroïdes des Vosges" du 31 juillet 1912, le Conseil d'Etat ne fera en définitive qu'entériner un état du droit bien arrêté à l'époque. Dans cet arrêt, la Haute assemblée considère que "la réclamation de la société (...) tend à obtenir le paiement d'une somme de 3 436,20 francs, qui a été retenue à titre de pénalité par la ville de Lille, sur le montant du prix d'une fourniture de pavés, en raison des retards dans les livraisons; Cons. que le marché passé entre la ville et la société était exclusif de tous travaux à exécuter par la société et avait pour objet unnique des fournitures à livrer selon les règles et conditions des contrats intervenus entre particuliers; qu'ainsi ladite commande soulève une contestation dont il n'appartient pas à la juridiction administrative de connaître (...)." (CE, 31 juillet 1912, "Société des granits porphyroïdes des Vosges", Rec. p. 909, concl. Blum).
Certes, pour les étudiants en droit, cette décision est surtout connue comme faisant apparaître le fameux (ou fumeux ?) critère de la "clause exorbitante du droit commun" comme un identificateur du contrat administratif et, donc, de la compétence du juge administratif.
Il est intéressant, cependant, de replacer ce litige dans son contexte. On s'aperçoit alors qu'à cette époque, en pleine IIIème République, des marchés de fournitures ordinaires conclus entre l'administration et une entreprise ont généralement le caractère de contrats de droit privé, et non pas de contrats administratifs.
Il faudra attendre la loi du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes à caractère économique et financier (MURCEF) pour que les "marchés" conclus par une personne publique en application du Code des marchés publics acquièrent par définition le caractère de contrats administratifs.
Par ailleurs, Hauriou précise qu'en 1900, non seulement un contrat de ce type n'est pas un contrat administratif, mais qu'il n'est pas non plus un marché de fournitures s'il est passé dans les conditions qui sont applicables entre particuliers.
Cela amène deux réflexions :
- Il aura fallu plus de cent ans, depuis les développements du doyen Hauriou, pour que le législateur confère définitivement aux marchés "publics" le caractère de contrats administratifs. Aujourd'hui, la solution de la décision du 31 juillet 1912 serait donc contraire à celle qui avait été adoptée à l'époque. Il est intéressant d'observer qu'en ces temps d'européanisation, de globalisation, de privatisation et de mise en concurrence de nos grands services publics (services postaux le 5 janvier 2007, énergie à partir du 1er juillet 2007, chemins de fer etc.), le droit public et, plus spécialement celui des contrats publics, manifeste ainsi une tendance à une certaine extension de son champ d'application.
- Mais, par ailleurs, et sous l'impulsion du droit communautaire, le champ d'application des marchés publics ne cesse de s'étendre. L'arrêt "Auroux" rendu le 18 janvier 2007 par la Cour de justice des Communautés européennes, dans lequel une convention publique d'aménagement est requalifiée en marché public de travaux en fournit une illustration parmi bien d'autres.
Et l'on considère aujourd'hui que, même lorsqu'elle conclut un marché à des conditions identiques à celles qui s'appliquent entre particuliers, l'administration n'est pas un particulier comme les autres, ce qui n'était pas le cas en 1900. Elle dispose à la fois d'une certaine puissance d'achat (toute relative cependant comparée à celle des grands groupes industriels ...) et, surtout, de la puissance publique. Elle doit donc être soumise à des règles spécifiques. Autres temps, autres moeurs ...
Tiens, c'est "marrant" (il vaut mieux en rire qu'en pleurer),
mais il semble que mon commentaire de 2007 soit toujours d'actualité.
J'en veux pour preuve les conclusions que je crois (de nouveau) pouvoir tirer de l'arrêt du Conseil d'Etat commenté sur un autre blog que je consulte fréquemment, celui de Me André ICARD
il s'agit de l'arrêt SYNDICAT INTERCOMMUNAL DES TRANSPORTS PUBLICS DE CANNES LE CANNET MANDELIEU LA NAPOULE en date du 27 octobre 2010,
Cet arrêt évoque le fait "qu'en vertu des règles générales applicables aux contrats administratifs, la personne publique peut apporter unilatéralement dans l'intérêt général des modifications à ses contrats".
Et cela me rappelle mon commentaire de 2007 : Hé oui, que se passe-t-il si l'Administration décide de modifier unilatéralement un contrat dont la nature n'est pas encore clairement définie (cela arrive pour les contrats des EPIC surtout) ?
Cela rend-il automatiquement le Contrat administratif (puisqu'il faut qu'il le soit pour permettre l'application de ce principe de mutabilité), ou faut-il avant cela se poser la question de la nature du Contrat ?
Mais si tel est le cas, justement, la question n'est elle pas impossible à résoudre "a prioro" puisque, précisément, pour découvrir cette nature, il faut notamment examiner la présence de clauses exorbitantes, clause qui existe même sans être écrite (du moins pour certaines d'entre elles dont celle permettant de modifier le contrat ou le résilier) ?
Et hop, revoila posée la question de l'existence des Contrats administratifs virtuels, évoquée aussi dans un des articles que vous m'aviez permis de publier dans le Moniteur...
Bon, à re-re-suivre donc.
vi
cf le lien vers le blog, lequel pointe vers l'arrêt :
http://avocats.fr/space/andre.icard/content/_3EE2CE71-5C63-4F8F-B5F2-28A464ED314F#FA56C52C-534E-4B96-A0F9-5CD496DF28DC
Rédigé par : v illiassov | 17 novembre 2010 à 09:22
Bonjour,
je viens de prendre connaissance de l'article intitulé "Ce qu'étaient les marchés de fournitures en 1900".
Je partage naturellement l'analyse selon laquelle le régime des contrats administratifs a tendance à s'étendre (tous les marchés publics sont des contrats administratifs de nos jours...).
Dans le cadre de mon activité (juriste d'entreprise spécialisé en droit public), je me suis d'ailleurs fait une autre remarque : étant donné que l'administration dispose toujours de la faculté -même sans clause- de résilier ou de modifier unilatéralement les contrats ("administratifs", mais oublions cela pour le moment) qu'elle conclut, il est curieux de devoir chercher de telles clauses, ou toute autre clause dite "exorbitante du droit commun", pour pouvoir qualifier tel ou tel contrat de contrat administratif.
En effet, puisque l'administration dispose toujours de ce droit dans les contrats (administratifs...) qu'elle passe, les contrats peuvent devenir administratifs le jour où l'administration décide de mettre en oeuvre ces clauses (non inscrites au contrat rappelons-le).
C'est peut-être curieux comme réflexion, mais de mon côté, je ne peux qu'analyser tous les contrats conclus avec l'administration comme potentiellement administratif pour la bonne et simple raison que si l'administration décide un jour de résilier unilatéralement un de ces contrats, on aura la preuve (a postériori?!) que le contrat était administratif...
En résumé, il y a un risque à mon sens de voir tous les contrats conclus avec l'administration qualifiés de "contrats administratifs" dès lors que cette qualification dépend... du bon (ou du mauvais) vouloir de l'administration.
Heureusement que le Conseil d'Etat n'ignore pas que la bonne foi (contractuelle notamment) est applicable aussi bien en droit administratif qu'en droit privé...
V.I
Rédigé par : illiassov | 08 mars 2007 à 15:40